Je
suis aguerrie à la chute des illusions ; on se dit ça y est !
J'ai du boulot ! Ça y est, j'ai un copain ! Ça y est, je
suis sortie d'affaire ! Je suis comme tout le monde…
et paf ! Chute des illusions et tout ce qui va avec, remise en
cause, révision de son jugement, des ses priorités, on jette à la
poubelle un agenda qui ne servira pas, on ne pense plus au compte en
banque qui devait se remplir, on replonge dans le doute, la peur, la
haine de soi et tout le tralala. On redevient un enfant qui a besoin
d'être sauvé. De là à dire qu'on se met inconsciemment dans cette
posture à cette fin…
Quand bien même, ça ne fait pas avancer le schmilblick et puis au
bout d'un moment, on se rend bien compte qu'on sera pas sauvé, enfin
pas par les autres, ni pas Dieu descendant de son nuage…
et que si on doit être sauvé, ce sera par soi-même et par personne
d'autre. Aïe, une claque. Eh oui, penser ça quand tout va mal,
c'est pas évident, on a beau sonder chaque parcelle de son être à
la recherche de cette source salvatrice, rien, que des ressentiments,
du dégoût et un archivage fourni d'expériences de l'échec.
Ouille. Comment vais-je donc me sauver moi-même ? C'est pas
gagné.
Alors
on danse, comme dirait la chanson, on passe au plan M (depuis B, on
en a essayé quelques-uns), il est mieux rodé le plan M, mais si, je
l'ai jamais essayé et puis j'ai l'expérience des différents plans
d'avant. Méthode « optimiste » qui dure deux jours et
demi, juste le temps de se rendre compte que le plan M n'a rien de
plus innovant que les différents plans tentés depuis B. Non, on
veut être sauvé là, vraiment, par une force surnaturelle qui
descendrait de terre en validant notre expérience riche et éprouvée
de l'échec, et en apportant le réconfort par l'insufflation d'une
soudaine ouverture d'esprit qui donne pleinement conscience de la
cause de ses échecs et montre le chemin que l'on doit prendre pour
enfin s'en sortir. Combien de fois on l'a fait ce rêve d'ailleurs.
Parce
que maintenant, dans le fond de son lit, sous sa couette bien enfoui,
comme dans le ventre de maman, on est tétanisé, incapable de bouger
le ptit doigt, sauf pour aller allumer la télé et regarder la
rediff' de l'épisode de Secret Story d'hier soir qu'on a loupé
parce qu'on était trop occupé à tergiverser et se morfondre sur
son sort. Eh oui, voir plus malheureux que soi, plus perdu, rassure.
Quand on va pas bien, on regarde tous ceux qu'on méprise en essayant
de leur trouver des circonstances atténuantes. Comme pour se
revaloriser, ou alors se solidariser dans la déchéance. Peut-être
aussi parce que l'esprit fatigué est incapable de se concentrer sur
des choses plus poussées et peut-être aussi parce qu'on n'a plus
honte d'avouer qu'on aime bien regarder ce genre de niaiseries, ça
ne peut plus nous discréditer, là où on est tombé. Et peut-être
aussi parce que l'attitude de ces gens filmés toute la journée se
rapproche plus de celle du chômeur de longue durée que du colon qui
débarque en pays inconnu. La solidarité, la projection…
Bref,
on regarde Secret Story, Tout le Monde veut prendre sa place à midi,
les infos et le film du soir dans un rituel implacable. On sort sa
poubelle, on va chercher son courrier, on va faire ses ptites courses
avec la même minutie et ponctualité que si on devait réaliser le
planning de croisement des trains à la SNCF. Non, on ne veut pas
sombrer ! Personne pour nous donner un agenda, des papiers à mettre
dedans, des dossiers à travailler, ben tant pis, on s'organise quand
même, avec les choses du quotidien. Et puis comme ça, on peut
raconter ce qu'on a fait dans une journée, en évitant de parler de
l'après-midi de sieste et de comatage
devant la télévision, mais si on est bon, on prend un air épuisé
et on énumère tout ça : les courses, le courrier, le ménage,
la poubelle, la cuisine, le lavage de la voiture…
On peut même se trouver des occupations annexes : re-lavage de
la voiture (personne pour vérifier que c'était pas utile),
re-ménage si on a le courage, re-aller chercher son courrier mais
attention aux voisins qui peuvent finir par trouver ça suspect ou
soupçonner un trouble obsessionnel compulsif. Bref, pour ne pas sombrer : les
rituels. C'est important. Le vide, c'est inquiétant. Un cerveau vide
(qui dans un certain sens finit toujours par se vider un peu sous
l'effet de l'inactivité), c'est la porte
ouverte aux idées noires, aux angoisses, aux ruminations et à la
folie, si on n'y prend garde.
Moi,
j'ai trouvé encore mieux : aller faire mes courses à pied :
ça prend du temps et ça fait marcher. Ça « aère »
comme dirait l'autre, ça fait voir du monde. Car c'est bien connu
que quand tu déprimes, tu as très envie de voir du monde. Ben non,
alors il faut se forcer, mais pas trop non plus, sinon c'est suspect.
Tu veux pas qu'on voie sur ton visage toute la misère que tu portes
en toi, alors tu arbores ton plus beau sourire forcé, mais à trop en faire, ça revient au même. Il faut chercher
le juste milieu. Se fondre dans la masse. Le problème qui survient alors c'est que, dans ce cas, tu
fais comme tout le monde et tu n'adresses la parole à personne, tu fais l'air pressé, comme si tu
avais encore un tas de devoirs à honorer. C'est pas très
réjouissant. En même temps, si tu as l'air trop décontracté, on a
l'impression que tu n'as rien à faire dans ta vie, c'est pas top non
plus. Mince, alors dans ce cas, tu ne sais même plus quelle attitude
adopter. Et on touche un nouveau problème, la surchauffe mentale. Alors, quand tu sors, laisse l'attitude t'adopter.
Quand je suis entourée, moi, échappée de ma solitude mortifère, c'est comme si j'avais un panneau marqué :
Adoptez-moi, je suis gentille, propre, je ne mords pas.
Instinctivement, j'envoie des signaux de détresse. Je sens que je
pourrais me faire adopter, mais je résiste. Au fond, je suis
conditionnée « pas faire trop de vagues », « subir
son sort », « souffrir en silence »…
Moi pourtant, je me laisserais bien adopter des fois…
Je devrais essayer, ptet qu'au fond, les autres peuvent nous sauver
un peu ?
L'agenda
se vide, comme peau de chagrin. J'en achète toujours un, mais je
peux le choisir de plus en plus petit. J'essaie de le remplir, pour
concentrer mon angoisse du vide et de l'abandon, j'y note des choses
qui n'ont rien à y faire, des références de livres que je veux
acheter, la liste des courses, le jour où il faut que je m'épile…
Comme ça, j'ai l'impression de remplir mes journées, d'avoir moi
aussi des choses à faire qui m'accaparent, me contiennent, me
donnent une raison d'exister, me rendent crédibles. Parce que je ne
le suis plus. Ma crédibilité en tant qu'être socialement établi
s'amenuise de plus en plus. Je deviens inutile, dépendante,
figurante d'une vie qui me passe sous les yeux sans même plus me
regarder. Alors espérer et remplir son agenda, pour ne pas se
laisser abattre, se sentir dans le minimum de communion humaine
nécessaire pour vivre, s'accepter, s'estimer encore un peu, se
sentir pas trop faussaire dans une vie qui n'a plus rien à voir avec
soi. Parce que l'estime, elle s'esquive, elle aussi, avec les
dernières forces, les derniers espoirs. Elle s'en va rejoindre ceux
qui n'ont pas quitté la route, ceux qui participent toujours à
l'« effort de guerre », à la tension active de l'ère
industrielle. Les autres, les flasques, les maladifs, les pleutres,
les fuyards, elle les laisse tomber et les confie à leur triste
sort.
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