On a un problème, nous
les femmes, avec les voitures. Et maintenant, j'en suis convaincue.
Je sors de chez Roady, le
garagiste.
Il m'a changé les deux
pneus avant.
J'ai crevé.
En allant au travail, sur
une route de campagne où les gens filent à toute allure vers leur
destinée laborieuse de la journée. Autant dire : j'ai crevé,
seule au milieu des autres.
Alors j'ai rassemblé
tout mon courage et ma mémoire vive pour rechercher dans mes
souvenirs comment faisait papa.
Je me suis dirigée vers
le coffre de tous les espoirs, j'ai soulevé ce maudit faux plancher
et j'ai abordé ma roue de secours :
– Alors, toi t'es là !
Et ton copain le cric, il est où, lui ? Ah, oui, dessous…
Je soulevai donc ma roue
de secours et empoignai le « copain » cric en
l’auscultant comme l'Homme de Néandertal découvrant le silex. Je
le tournai, le retournai, actionnai la manivelle dans le vide en
regardant béatement l'écartement des deux bras de levier augmenter,
jusqu'à ce que la révélation se produisît, c'est-à-dire que mon
expérimentation tâtonnante entrât en résonance avec les bribes de
souvenirs de mon père qui bricolait.
Je me dirigeai alors,
pleine de conviction, vers le lieu du méfait et soumis mes
supputations à l'épreuve du réel. Sans hésitation, j'emmanchai
l'engin au châssis, et, d'un claquement de doigt, je me mis à
soulever ma demi-tonne de Twingo – qui, vu l'âge, avait dû
prendre du poids, ah non c'est vrai, elles, elles ont plutôt
tendance à laisser des pièces sur le bord de la route…
– pas peu fière.
J'aurais bien voulu que
papa soit là pour admirer ma dextérité, ou au moins un spectateur,
mais que dalle. En cette heure de la journée, les âmes serviles et
routinières fuyaient toutes, sur la même rengaine d'indifférence,
vers leur but précis et contraint. Et si, du coup, personne de
disponible pour m'admirer, encore moins pour m'aider. Car, aussi
fière de moi que je fusse, (qui pensais avoir fait les trois quarts
du boulot), il fallut bien tout de même que je consente à admettre
que l'enjeu ne consistait pas uniquement à soulever la voiture, mais
surtout à retirer le pneu crevé pour y substituer la roue de
secours.
Et là, l'ingéniosité
du cric ou de toute autre machine conçue pour rendre la vie des
femmes plus facile n'aurait servi à rien vu que les quatre écrous
servant à fixer la roue au moyeu étaient aussi serrés qu'un pot à
cornichons refermé par Hulk et que, dans ce cas, même l'outil
inventé spécialement pour l'ouvrir (appelé clé à pipe dans le
cas présent) ne sert plus à rien. Plus question de prouesses
techniques donc, mais d'une démonstration de sirtaki un peu enragé
avec coups de talons à en faire péter les ceusses sur l'écrou. Et,
pour m'accompagner dans cette décrépitude, non, pas Zorba le Grec
descendu de son beau nuage, ou alors que le nuage, car il se mit à
pleuvoir.
Mais, au bout d'une bonne
demi-heure de sirtaki, Veni Vidi Vici !! ma roue
de secours était en place ! Et une foule en liesse venue du
même nuage que Zorba faisait une ola en mon honneur.
Trempée, les talons
niqués et les cuisses crampées, je m'engouffrai dans ma Twingo, un
peu saoulée tout de même, mais lorsque j'arrivai au boulot, en
retard et les mains noires de graisse, je pus savourer les bienfaits
de ma mésaventure en me la racontant comme d'un exploit, avec fausse
modestie, suscitant l'admiration des collègues (féminines
uniquement bien sûr) « Mais tu as su changer ta roue toute
seule ? – Oh, tu sais, on s'en fait tout une histoire,
mais en fait, c'est assez simple… ».
Et qu'il ne s'agît que d'une roue changée ne changea rien à
l'affaire, puisque de réconfort j'avais trop besoin.
Lorsque trois jours plus
tard j'allai faire remettre des pneus neufs – parce qu'évidemment
la loi veut que l'usure et la marque de deux pneus postés sur la
même ligne soient les mêmes – malgré mon exploit mécanique, je
ne dérogeai cependant pas à la règle qui veut qu'une femme dans un
garage se sente comme une tranche de jambon dans un plat végétarien,
c'est-à-dire, pas à sa place.
Le mécanicien en charge
de ma voiture semblait, en plus, vouloir remodeler l'intérieur du
coffre de ma voiture à coups de maillet alors qu'il était
simplement censé changer les deux pneus avant, alors je m'avance
(j'avais su changer une roue, c'était pas à moi qu'on allait
raconter que pour changer les pneus avant il fallait passer par le
coffre) :
– Hum…
Vous faites quoi, là ?
Le
gars se retourne, surpris, presque gêné, et m'explique que la roue
de secours ne rentrait plus dans le coffre, à cause d'une
déformation de la carrosserie et qu'il venait donc de débosseler
l'endroit en question pour qu'elle puisse y loger convenablement.
– Vous
vous êtes fait rentrer dedans par derrière, non ?
Mince,
je venais de jouer à l'inspecteur des travaux finis alors même
qu'il faisait du zèle sans contrepartie. Je me composai donc vite un
sourire qui balaya mon air soupçonneux des minutes passées.
– Ah ?
Euh…
Oh là là, oui, si vous saviez, je me suis fait rentrer dedans de
tous les côtés.
Je
ne sais pas si c'est la mini-jupe ou mon air nounouille ou les deux
qui m'inspirèrent cette réponse, mais je m'en voulus aussitôt.
Son
collègue, affairé sur la Volkswagen juste à côté, gloussa.
« Vite
que j'me casse de là ! » me cria mon subconscient.
Je
souris, sans savoir s'il fallait, serrai les cuisses instinctivement,
et quittai l'atelier.
Malheureusement,
aux caisses, – et là plus l'ombre d'un doute, j'étais victime
d'un sabotage, en tout cas, ça n'aurait pas été pire d'avoir un
panneau sur la tête écrit : « Je
suis une femme, être fragile dénué de tout bon sens en matière de
mécanique ou des choses trop compliquées, mon portefeuille vous
tend les bras ! »
– on me tendit la facture (salée voire épicée) mais aussi !
une estimation de toutes les réparations à prévoir pour la modique
somme de grosso-merdo mille euros, mais c'est pour
vot' bien m'dame ! Sinon, vous passerez jamais le contrôle
technique…
Mais
bien sûr… La prochaine fois, je viens en moustache et salopette,
moi j'vous l'dis !