« J'ai jamais
demandé à venir ici, moi… »*
au milieu de tous ces gens en partance pour les catacombes ; on
m'a même pas demandé mon avis ! Ah les félons, avec leur
maison d'heureux traîtres ! Ils m'ont mise là, au rebut des
vieux. En espérant sans doute que la flamme s'éteigne pas trop tard
pour que l'héritage ne se réduise pas comme peau de chagrin, vu le
coût du palace.
Regardez-moi ça !
C'est pas du mobilier Ikéa, ça je peux vous l'dire ! Le
confort des résidants, il a bon dos, tiens ! Jusque dans le
bureau du directeur qu'il va se nicher ! Qui peut se vanter
d'avoir un bureau en véritable ronce de noyer marqueté ? On
dit merci qui ? Merci papi, merci mamie !
Voilà. C'est ça le prix
à payer pour accepter d'être destitué de son humanité. Nous ne
sommes plus que des êtres éphémères, qui nous effaçons petit à
petit. Nos carcasses s'amenuisent et se flétrissent, vos regards
nous fuient, nos paroles vous échappent…
On est objets que l'on déplace au gré des temps forts de la
journée, objets que l'on manipule avec plus ou moins de dégoûts et
des gestes sans grâce, nous obligeant sans sommation à subir
l'opération la plus atroce qui soit, l'ablation de notre bien le
plus cher : l'estime de soi. Sachez que la raideur de nos gestes
et de nos corps n'a d'égal que la froideur de vos attentions, et la
laideur de vos intentions.
Avec la force du
rassemblement, l'osmose qui unit les gens regroupés au même
endroit, on subit le calvaire des autres, autant que le sien. On
regarde son congénère patauger dans ses excréments, et, paniqué,
désespéré, tenter de camoufler l'affaire pour pas que la
sémillante infirmière piétine encore une fois sa dignité en
s'emparant du drap, l'air faussement détaché, mais les traits
crispés par le dégoût latent. Alors on intensifie ses efforts dans
chaque geste de la vie courante, pour ne pas offrir le spectacle de
sa déchéance au regard de tous. On la tient ferme cette cuillère,
même si Parkinson se gausse d'en faire son affaire, mais c'est
encore un peu d'humanité sauvée, dans ce monde où plus rien n'a de
poésie.
L'univers se réduit lui
aussi en même temps que notre corps, se resserre autour de nous. On
ne sort plus que sur avis médical. De toute façon, il y a un code
pour ouvrir la porte afin d'éviter aux plus séniles d'aller finir
leurs jours ailleurs que dans notre petit paradis fomenté par nos
heureux traîtres pour se décharger du poids mort qui pesait encore
sur leur petite vie tranquille. Car le service rendu ne les
empêcherait pas d'aller coller un procès à nos tauliers. Ils
doivent avoir le sentiment de nous avoir offert un écrin de soie et
de sécurité, certainement pour contrebalancer les potentiels
remords qui auraient l'outrecuidance d'affleurer par la conscience de
n'être pas venus au monde tout seuls.
Monsieur Ronce-de-Noyer
se charge de tout, du confort des résistants, heu…
des résidants, et de la bonne conscience des autres !
(Avec son sourire d'officier de la Gestapo, il doit même sûrement
avoir un moyen de précipiter un peu la succession…)
Eh ben non ! J'vais
tenir les ptits gars ! Oh oui, j'vais tenir ! Vous n'en
aurez rien de la peau de chagrin ou plutôt rien que le chagrin et
vos yeux pour pleurer le pactole envolé avec la vieille. J'vais en
manger du Julien Lepers, jusqu'à écœurement ; j'vais en faire
des mots croisés, puis quand je pourrai plus, des dessins avec les
doigts comme les gamins de deux ans, que je vous offrirai dans un
grand sourire sans dent lorsque vous viendrez me voir à Noël, lors
de votre visite annuelle de bonne conscience. Oh non, mes ptits
poulets, c'est pas comme ça que vous la plumerez mémé !!
*(première phrase
reçue comme une claque d'une petite mamie, dans l'ascenseur, alors
que je rendais visite à un autre résidant dans une maison de
retraite de la région parisienne, et qui m'a inspiré ce billet…)