Voilà
pourquoi on déprime. Parce qu'on a compris qu'il y a un malaise, que
de toute façon on n'est pas vainqueur au bout du compte. On a beau
se persuader que tout ce qu'on fait, c'est justifié, on perdra le
jeu. On peut essayer de changer la règle du jeu, tricher, cacher les
cartes dans sa manche, à la fin du compte, on ne gagne pas. Et
penser à ça fait déprimer. On veut vivre bien maintenant et pas
attendre demain pour ce faire, pas attendre d'avoir fini de payer la
maison, remboursé le crédit, avoir acheté la dernière machine à
café… Les déprimés se
rendent compte de la grande farce, ils sont les sages au milieu des
bouffons qui s'agitent et pourtant, qui a raison ? Le déprimé
qui finalement vit seul et ne vit rien ? Ou le bouffon qui vit
entouré et fait des projets ? C'est le bouffon qui est roi. Il
faut devenir bouffon pour participer à la grande bouffonnerie.
Demain
je passe un entretien d'embauche. Le trente-deux millième. J'ai
besoin de ce travail pour m'acheter mon gîte et mettre un pied dans
la bouffonnerie, au moins, je me sentirai en communion avec mon
espèce et peut-être y trouverai-je du réconfort et de la vie. J'ai
peur. Parce qu'à vivre toute seule, depuis tout ce temps, je
suis devenue une oursonne. Je veux pas que ça se voie. Il va falloir
jouer à ne pas être déprimée. Je peux le faire, je le sais.
Simplement, il faut que je fasse taire la petite voix au fond de moi
qui a envie de crier : "Non je ne serai pas assez solide pour
faire votre boulot ! Qui pourrait être assez solide pour rester
enfermé dans un bocal à faire quelque chose qu'on lui impose toute
la journée et rentrer chez lui trop fatigué pour faire autre
chose que regarder la télé continuer à faire le travail de sape et
de conformation ?" Devenez un mouton mais soyez heureux !
Cela dit, pas le choix, à moins de vouloir finir esseulée sur le bord du trottoir...
J'ai
toujours eu du mal dans tous mes boulots. Le maximum que j'ai pu
faire à temps plein jusqu'ici, est de un an. Peut mieux faire…
Je finis toujours par me révolter contre tout, contre la monotonie de la vie
que je mène, contre le peu de joies comparé au nombre d'ennuis
qu'amène chaque jour. Je ne vois plus le temps passer et ne vois
plus que le bout de toute cette histoire, la même chose pour tout le
monde, les quatre planches, avec programme passionnant en mémoire :
la tristesse d'une rengaine de vie à gratter des papiers, se donner
de l'importance pour pas faire avancer grand-chose. Je me vois
vieillir à vitesse grand V, et j'ai l'impression d'avoir le pied sur
l'accélérateur du véhicule qui nous emmène tous vers notre
destination finale. Je pense trop. Même quand je travaille. Je finis
par percevoir l'inutilité de ce que je fais, la tristesse de ma vie,
une vie passée à attendre les week-ends pour se reposer, les vacances, pour commencer à
vivre… Étant pleine de
peurs, de doutes, j'arrive même pas à prendre des initiatives pour
changer les choses, introduire un peu de ce que je veux dans la
rengaine. Du coup, je m'en veux, j'en veux aux autres et je finis par
ne plus voir chez mes collègues que des ennemis, postés sur mon chemin pour me mettre
des bâtons dans les roues. En plus, j'ai une peur panique de montrer
mes peurs, mes faiblesses, ma faillibilité, ma petitesse. Je les
cache, je ne veux pas me montrer vulnérable. Et je m'isole encore.
Voilà pourquoi je plaque toujours tout ou je finis par être virée. J'ai du
mal à me connecter à mes émotions, et je deviens froide, vide... Au
bout d'un moment les autres s'aperçoivent que je déprime et pensent
que c'est mieux pour moi de partir. Sauf que ce qu'ils n'ont pas
compris, c'est que ce qui serait mieux pour moi, ce serait d'avoir leur
soutien. Bref. Sélection naturelle. Les plus forts restent, les
autres partent.
Ils
ne m'ont pas rappelée. Alors je les ai appelés pour savoir si ma
candidature les intéressait. Il avait l'air gêné… « J'ai
besoin d'encore un peu de temps » puis rien, bredouillements
dans sa barbe.
Ils
ne me rappelleront pas. Je le sens, je le sais. J'étais pas assez
motivée. Ma lettre de motivation et mon CV étaient survalorisés,
pas du tout à l'image que je renvoie. Je me doute de leur déception
en me voyant, en me questionnant. Bref.
Alors
il faut chaque fois repartir de zéro. Se réinventer une nouvelle
vie, redémarrer, en effaçant le ratage précédent, en se
revalorisant aux yeux du potentiel employeur, la grande comédie de
la motivation et des compétences. Pour moi, ça devient vraiment une
grande comédie, vu que je ne suis plus du tout motivée, et comme
cela a été le cas pour mon dernier entretien, je n'arrive plus à
me vendre aussi bien, au fil du temps. Je m'use, je ne crois plus en
ce que je dis, puisque l'épreuve du réel a éprouvé mes illusions
d'être à la hauteur de ce qu'on attend de moi.
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