Prologue ou Histoire de la fille qui ratait tout

Je ressens le besoin d'écrire mon histoire, de me raconter, comme si j'avais besoin des mots pour me sortir d'une impasse, d'un mal être, d'une incapacité à aller de l'avant. J'ai l'impression d'avoir fini un cycle, d'avoir bouclé une boucle, et d'en avoir saisi le mécanisme, de cette boucle, comme un système complexe et bien rodé dont on finit par percevoir le fonctionnement.

Et à trente ans – trente deux exactement – je crois que je peux le dire, j'en suis là, à ce moment de ma vie où je commence à comprendre mon fonctionnement. J'ai découvert qui j'étais : la fille qui rate tout.

dimanche 29 décembre 2013

Dérive des continents

Dérive des continents, incontinence de dérives, ma banquise fond trop lentement et emporte avec elle les quelques ours polaires qui trouvèrent refuge sur ses dernières brisures de glace. Deux-trois ours ronchons se satisfaisant d'une plaque de froid à la dérive plutôt que du vide glacial d'une eau qui foudroie.
 
Deux-trois ours ronchons ne supportant pas le réchauffement climatique, deux-trois ours blancs obligés de se jeter à l'eau pour tenter d'atteindre les plaines continentales.
 
Comme je les ai déçus ces quelques ours blancs. Comme ils m'ont fait du bien, l'espace d'un instant. Mais moi aussi je dois devenir eau, puis continent. Et peut-être qu'alors, nous nous retrouverons sous un climat plus tempéré.
 
Dernier ours polaire en date : Fred. Un meetype. Ours en galère depuis plusieurs années, surnageant dans l'eau frigorifique d'un océan glacial arctique à perte de vue.
 
Architecte, la quarantaine, beau comme un athlète slave.
 
Moi, petit bout d'iceberg à la dérive, j'y vais.
 
Un resto, un ciné, un autre resto. Et le voilà au sec, sur un petit bout de glace brinquebalant.
 
Mais mon athlète slave n'est finalement plus architecte. En grattant un peu, je ne sais même plus trop s'il l'a vraiment été un jour. Il est tombé en dépression. Il a quitté son boulot voilà quinze ans. Il rêve de vivre de sa passion pour la peinture. Il peint, enfin peignait, avant que la dépression ne lui en ôte aussi l'envie. Il me montre ses toiles, il me dessine, il voudrait que je pose pour lui. Il me parle de son passé, des fractures de son enfance qui ont creusé le sillon de sa dépression.
 
Je ne sais plus. Il habite loin. Il est plus âgé. Il n'a pas de situation.
 
Je n'y retournerai pas.
 
Et puis, on discute sur internet. Trop. Et comme je ne vois pas d'horizon dans mes pérégrinations sentimentales… C'est la fin de l'année et avec elle, une grosse envie de donner du lest à la fatigue accumulée. Je voudrais tellement partir. Je vais poser une semaine.
 
Je lui propose de m'accompagner une semaine à la montagne. Il est partant. Il n'a pas pris de vacances depuis longtemps. Ça lui fera du bien à lui et à sa chienne. Car il a une chienne, un labrador blanc comme les ours polaires. C'est une chienne des neiges qui n'a jamais vu la neige, en plus…
 
Mais comme je ne suis pas amoureuse, ma conscience me taraude... je réfléchis. Trop.
 
Je ne donne plus signe de vie pendant une semaine. Et puis, la veille de mes vacances, je l'appelle pour savoir s'il est toujours partant.
 
Il l'est. Pour ne pas tergiverser, nous décidons de nous voir dès le lendemain et trouver ensemble une location à la montagne.
 
Je me rends chez lui. Il a sélectionné deux adresses. Nous en choisissons une et appelons le propriétaire qui nous confirme la disponibilité. Alors nous réservons pour partir le jour même.
 
Direction les Vosges. Un ptit chalet à flanc de colline.
 
Seulement, le tempérament anxieux de Fred lui fait réévaluer les critères de sélection de la location et il penche plutôt pour la seconde adresse. Nous appelons pour savoir si c'est dispo. Ça l'est aussi. Nous avons donc le choix entre les deux adresses. Comme je ne suis pas meilleure en terme de prise de décision, nous commençons à nous échauffer un peu. Fred veut que je tranche. Alors je prends mon courage à deux mains et je tranche. Ce sera l'adresse de départ. Mais Fred continue quand même à nous faire douter. Ça m'agace.
 
Fred a aussi des courriers importants à faire avant de partir. Je les lui laisse faire, vu qu'il n'avait pas prévu de partir en vacances à peine deux jours auparavant. Des réclamations sur des amendes abusives. Il met un temps interminable à les faire. Je n'en peux plus, j'ai le temps de regarder deux reportages à la télé qu'il n'a pas terminé. Et puis il m'annonce qu'il va falloir aller les porter à la poste du Louvre, la seule qui est ouverte sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je ne suis pas très enthousiaste. Mais nous y allons quand même.
Sur le chemin, Fred prend de l'essence et décide de regonfler un peu ses pneus. Il faut que je l'aide, car il a un pneu dont la pince ne reste pas attachée à la valve toute seule. J'y vais. À ce moment-là, une camionnette se gare juste derrière notre voiture ; un mec sort et se poste devant nous, attendant qu'on ait fini. Je tiens la pince sur la valve. Fred me fait des signes que je ne comprends pas. Le mec derrière s'impatiente. Une voiture arrive avec deux autres mecs qui se mettent dans la file d'attente. Je comprends toujours pas les signes de Fred. Il se rapproche et me dit qu'il y a un suintement et qu'il faut que je tienne mieux la pince sur la valve. Je m'exécute mais le suintement est toujours là. Fred semble dépité. Moi, morte de honte. Il prend ma place et me demande d'aller vérifier la jauge. J'y vais. Je ne sais même pas ce qu'il faut faire. Ah si. Je comprends qu'il faut appuyer sur le bouton pour envoyer de l'air dans le pneu. Ça me saoule tellement d'être regardée dans mon incompétence de femme qui capte rien aux choses un peu complexes de la mécanique auto, justifiant par le fait qu'il faut les laisser à l'homme, que j'ai envie d'envoyer balader sa jauge et tout le tralala. Ça ne me met pas de bonne humeur.
 
Alors que nous arrivons enfin chez moi, les bagages de Fred dans le coffre, un ptit incident vient plus sérieusement encore entraver le perspective doucereuse de ce séjour impromptu. Il est une heure du matin et sa chienne aboie à tout rompre parce qu'elle a senti le chien du voisin derrière la porte de son garage. J'essaie de la reprendre un peu, mais n'ayant pas d'autorité sur elle, je me tourne vers Fred, qui, lui, continue tranquillement ses affaires sans rien dire alors qu'elle est sur le point de réveiller tout le voisinage. Je fais une drôle de tête, mais cela ne change rien, il faut que j'aille lui demander de faire taire sa chienne. Et là, il s'agace. Soi-disant c'est un chien et elle a le droit de s'exprimer, de vivre. Son comportement est naturel et pourquoi vouloir la contrarier etc.
 
Je crois rêver et même en lui expliquant que c'est surtout aux voisins, moi, que je pense, rien n'y fait. J'avais déjà compris que sa chienne représentait bien plus qu'un simple animal de compagnie et qu'une relation fusionnelle les liait lorsque j'avais vu avec quel peu de conviction et d'obstination il tentait de la sortir de son lit lorsqu'elle voulait reprendre la place que je lui avais momentanément usurpée.
 
Je prends donc un peu la mouche et une légère dissension s'insinue entre nous qui nous fait revoir à la baisse notre engouement de départ pour notre séjour improvisé.
 
Mais la nuit aidant, ajoutée à nos efforts de préparatifs, et l'absence de plan B dans les deux camps nous forçant sinon à retourner à nos vies peu réjouissantes, nous nous réconcilions au petit matin, résolus finalement à poursuivre notre but.
 
Le voyage se passe plutôt bien, sans compter son besoin d'ouvrir presque en grand les fenêtres pour « aérer » son chien et ce jusqu'aux Vosges, ce qui rafraîchira considérablement l'air ambiant (et l'ambiance). À la première station-essence, il passe une heure à regarder les quelques vêtements de marque à prix d'or de l'unique présentoir, avec apparemment l'intention de s'acheter une parka. Je trouve que c'est légèrement onéreux ; il se rétracte, mais propose d'acheter des gants, car nous n'en avons pas de légers mais que des gants de skis. J'accepte, car ce n'est pas une mauvaise idée, même si leur prix ne défie pas la concurrence.
 
Nous n'avons pas non plus d'après-skis, alors nous décidons de nous arrêter dans des boutiques de chaussures. Nous nous prenons une deuxième fois la tête, car les bottes que je choisis ne lui plaisent pas, et celles qu'il me conseille ne me plaisent pas.
 
Nous allons dans une dernière boutique mais là non plus, rien d'intéressant. Il me trouve des moonboots taille quarante-deux qui me font des pieds de cosmonaute. Je n'en veux pas. Il insiste, car elle sont à cinq euros. Je craque, surtout parce qu'il se focalise maintenant sur des paires de chaussettes, alors qu'il y a une queue monstre aux caisses et que je commence à être un peu fatiguée.
 
Je lui dis qu'il faudrait aller au chalet, car il va faire nuit, et nous ne verrons pas le chemin. Il décide, sans prévenir, comme il aura l'habitude de faire par la suite, de s'arrêter à une boutique de location de skis pour que nous nous renseignions sur les prix. On en profite pour s'acheter des bottes et des bonnets.
 
On arrive chez nos loueurs à vingt heures, dans la nuit. Ils font une drôle de tête parce qu'à l'origine, ils nous attendaient en fin de matinée. Ils nous ont donc attendu toute la journée. Mais ils gardent leur sourire en nous offrant l'apéro. Je refuse gentiment ; Fred accepte.
 
Décidément, je pressens le calvaire à venir... Et il ne faudra pas attendre longtemps pour en avoir la confirmation.
 
Les loueurs nous demandent de les régler tout de suite, à notre arrivée. Alors je sors mes chèques vacances et demande à Fred de mettre la différence. Au chalet, un peu plus tard dans la soirée, Fred recompte ses billets et s'aperçoit qu'il lui en manque. Il était parti de Paris avec une certaine somme en espèces et il ne lui reste plus que la moitié, alors qu'il devrait lui en rester bien plus. Quand nous récapitulons les dépenses, il s'aperçoit qu'il a dû donner trop aux loueurs, sans se souvenir exactement de combien, et que ceux-ci ne s'en sont pas vantés. Ils ne nous ont même pas donné de reçu. C'est vrai, je réalise qu'on aurait dû demander un reçu. Fred me dit qu'il n'avait pas compris combien il devait mettre, car il ne faisait pas attention, il discutait en même temps avec le loueur… Il ne se souvient plus du coup de combien il leur a donné. Cela m'agace un peu, d'autant que je lui avais dit, et même s'il écoutait en même temps les récits vosgiens fabuleux de notre loueur, je pensais qu'il avait compris et qu'au pire, il me redemanderait. Non, il a donné des billets sans savoir ce qu'il donnait. J'ai du mal à concevoir cela. Mais pour finir complètement de jouer avec mes nerfs, il se met à invectiver les loueurs, qui deviennent des vieux paysans hypocrites et manipulateurs et à s'en prendre à moi, aussi, qui ne me suis pas assurée qu'il avait bien compris. Peut-être bien qu'il n' a pas complètement tort, mais c'en est trop, la coupe est pleine et je pars directement me coucher, le laissant seul face à ses calculs et à son travail de mémoire.
 
Le deuxième jour, nous faisons des courses au supermarché discount du coin, l'objectif étant de ne pas trop dépenser.
 
La veille au soir, j'avais pour ce faire établi une liste d'affaires à acheter. Mais j'ai vite compris que cette liste ne servirait à rien. Nous commençons tous les deux par prendre des articles non compris dans la liste, c'est-à-dire des chocolats et du pain d'épice au chocolat, sûrement guidés par un besoin de saveurs réconfortantes. Nous comprenons qu'il va falloir transiger. Fred remet mon article dans les rayons. Cela ne me plaît pas et il finit par remettre le sien aussi. Mais il continue son chemin en ne choisissant que des articles hors liste et sans mon consentement, ce qui m'énerve légèrement. Du saumon, du gingembre, des rillettes de crabe, du canard… J'ai l'impression que plus il avance dans le magasin et plus les rayons exercent sur lui un effet hypnotique. Et quand j'ose mettre un article dans le caddie, c'est comme si je profanais son œuvre. Je finis par m'éclipser en douce et finir mes achats seule dans mon coin alors qu'il continue à bourrer le chariot. Aucun article que j'ai choisi ne trouve grâce à ses yeux et arrivés à la caisse, il commence à sortir du chariot un par un tous les articles que je viens de mettre, pour aller en choisir de meilleure marque. Là, je sens le couvercle de la cocotte minute qui va exploser. Je le préviens pour qu'il sache où j'en suis sur ma jauge mentale de l'énervement. Et comme je sais que ça ne nous aidera pas d'engager le combat, je me tais et tente de m'apaiser. Je rassemble mon courage en sortant ma carte bancaire pour payer la note trois fois plus gonflée que prévue. Cent cinquante euros de courses au discount (au lieu des cinquante évalués sur liste de départ), autant dire qu'on en a pour un mois de courses en vivant en autarcie complète.
 
J'accuse un peu le coup, mais me range à l'idée que nous allons bien manger. J'avais pu apprécier ses talents culinaires et me rassure comme cela.
 
Il cuisine donc et pendant tout le séjour, ce qui met un peu d'eau dans le vin de la rancune que je commence à emmagasiner.
 
L'après-midi, nous nous rendons à Gérardmer pour y flâner un peu. Assis autour du lac avec le pique-nique, il m'avoue qu'il a cinq ans de plus que ce que je pensais. Il approche donc bien de la cinquantaine vu qu'il était censé avoir quarante-quatre ans. Là aussi j'accuse mal le coup. Et même s'il insiste sur le fait qu'il me l'avait dit, je n'ai absolument aucun souvenir de ce moment-là. Et pourtant, à présent, je me souviens de ces moments où il se tourmentait à cause de son âge et de l'approche de la cinquantaine. Je lui rappelais sans arrêt que quarante-quatre ans était encore bien loin de cinquante, pensant naïvement qu'il anticipait dans son angoisse du temps qui passe… Quelle conne.
 
Quelque chose se brise à cet instant, un point de non retour est franchi. Il doit s'en rendre compte, car il devient encore plus chiant.
 
Je finis par apprendre qu'il est sous antidépresseurs. Je comprends alors pourquoi son temps de réaction est supérieur à la moyenne.
 
Le matin, même si nous nous levons tôt, je me retrouve toujours à l'attendre, le temps qu'il enfile son pantalon, qu'il fume, qu'il arrange se affaires dans la salle de bain, qu'il retrouve ses esprits... Je bouillonne assez souvent, mais mets ça sur le compte des antidépresseurs.
 
Le lendemain, on décide d'aller faire du ski de fond. Il faut décider où nous allons skier. Nous ne sommes pas d'accord. Il veut que je décide, mais chaque fois que je le fais, il prend une autre décision que la mienne. On s'engueule dans la voiture. Il se stresse et moi aussi. À bout, on se sort nos quatre vérités : qu'on a rien à faire ensemble ; qu'on aurait dû mieux réfléchir avant de partir... Qu'on va mettre un terme à ce séjour pourri ; que je suis une connasse ; qu'il est un connard. Que mon bouquin est cucul ; que ses peintures sont moches… Il arrête la voiture et me demande de sortir. Il rêve, même si je n'en mène pas large. J'ai les larmes aux yeux et moi je rêve que quelqu'un vienne me délivrer de ce bourbier dans lequel nous nous enfonçons. Je pars dans mon coin pour faire semblant d'être occupée avec mon téléphone. Il se roule une clope.
On se rabiboche car nous n'avons pas d'autre choix.
 
On loue des skis. J'ai les larmes aux yeux et je fais un effort pour ne pas éclater en sanglots devant le loueur de skis. On part vite faire du ski de fond, conscients que le mieux sera de s'occuper l'esprit au maximum.
 
Au bout d'un tour de piste verte et un demi-tour de rouge, il perd son bonnet. On refait tout le parcours à rebrousse-poil pour tenter de le retrouver, en vain. Il peste. Contre les connards qui lui ont volé son bonnet.
 
Son chien, toujours sans laisse, hurle sans raison contre un pauvre skieur de fond qui s'engage sur les pistes. Le monsieur prend peur. Fred l'engueule presque de ne pas voir que son chien n'est pas méchant. Le monsieur prend mal la réflexion. Il n'y aurait pas eu le chien, je crois qu'il lui en mettait une. Je m'en prends à nouveau à Fred sur son comportement avec son chien en essayant de lui faire enfin comprendre qu'il est impossible que le monsieur se rende compte que son chien est gentil vu comment celui-ci lui aboie dessus avec un air pas très engageant. Je me sens tellement mal vis à vis du monsieur, que, dès que Fred s'éclipse pour aller chercher son bonnet sur la piste, je m'excuse auprès du monsieur.
 
Le soir, on décide d'aller voir les marchés de Noël de Gérardmer, vu que nous ne sommes pas loin et qu'un couple de touristes breton-corse fort sympathique rencontré sur la piste de ski de fond nous a briefés sur les différents marchés de Noël.
 
Évidemment, nous trouvons les cahutes en bois du marché bouclées car le marché ne fonctionne que le week-end. Une petite boutique associative est ouverte, alors nous nous y engouffrons. Elle œuvre pour la revalorisation du travail des femmes dans le monde en fabriquant de jolis objets en bois, en cuir, en tout et n'importe quoi, fabriqués soi-disant à la main, qu'elle vend au profit de sa cause. Je fais rapidement le tour, en m'attardant sur les pièces remarquables, puis sors de la boutique, pensant être suivie par Fred. C'était sans compter le nouvel accès de fièvre acheteuse qui venait de s'emparer de lui. J'aurais dû l'appréhender lorsqu'il s'intéressa un peu trop à des petites boîtes à secret, sortes de petites boîtes en bois casse-tête à multiples tiroirs encastrés. Je l'entends demander des renseignements sur les objets, et puis il commence à faire mettre de côté ceux qui l'intéressent. Il me propose une bague, car il y en a d'originales en cuir et en verre. C'est gentil, mais même avec le déchirement au cœur de devoir refuser son cadeau, vu les circonstances, je refuse gentiment. Il insiste. Je maintiens mes positions. Il en achète quand même. Pour faire des cadeaux à sa mère et à ses sœurs. Je finis par m'asseoir dans le hall de l'association, en dehors de la boutique, pour l'attendre. Le temps défile. Malgré l'envie qui me tenaille, je ne me permets pas d'aller lui dire de modérer ses achats vu ses ressources et que nous n'avons même pas encore été au marché de Noël de Colmar. Je l'entends maintenant en pourparlers avec les vendeuses parce qu'il s'est rendu compte que le bilan financier de ses achats s'avère un peu lourd. Je me mets à lire les prospectus et les panneaux d'affichage remplis d'exposés sur la situation des femmes au travail dans le monde, car je ne veux plus me mêler de ses troubles obsessionnels compulsifs. Je termine le dernier panneau sur la culture du pois chiche en Amérique du Sud, et je passe aux livrets culturels de la commune. Une demi-heure passe. Je prie pour qu'il se rende compte que j'existe ou au moins que je l'attends. Mais pas du tout. Alors je sors prendre l'air et saisie par le froid, je joue avec mon portable en pensant aux gens que j'aime. Un phénomène de décompression fait sortir de moi quelques larmes qui roulent à mon insu le long de mes joues. À ce moment là, j'ai vraiment envie de fuir. Mais je n'ai pas les clés de voiture. Je n'ai même pas de voiture. Je dépends complètement de lui.
 
Lorsqu'il sort, il se fustige d'avoir autant dépensé, comme s'il n'y avait que de cela qu'il dût se fustiger. Je ne comprends vraiment pas son fonctionnement de pensée. Alors je ne dis plus rien et me contente de savourer le chemin salutaire du retour à la voiture, puis au chalet.
 
Le soir, je m'endors avant même que nous soyons passés à table. Je me réveille quand même pour manger. Il cuisine vraiment bien. Puis je pars dormir.
 
En pleine nuit, je me lève pour aller aux toilettes et m'aperçoit qu'il n'est pas à mes côtés dans le lit. Je le retrouve dans le salon, avec sa chienne, pelotonnés. J'essaie de lui glisser qu'il doit venir dormir dans le grand lit, car je me sens coupable, peut-être, d'être à l'origine d'une réticence à venir dormir avec moi. Mais mes paroles ne passent pas le mur de son profond sommeil. Je le laisse tranquille.
 
Mercredi, on choisit de faire du ski de piste au Holneck. Journée bénie où l'humeur est au beau fixe. Sauf que le soir, il veut faire un petit tour de luge sur le bas des pistes. Nous prenons aussi un café au bar de la station et puis nous partons en oubliant la luge…
 
Lors du retour au chalet, on se perd. Nouvelle occasion de se renvoyer la balle. Fred m'engueule parce que je ne lui dis pas quand il doit tourner, et il panique dès qu'il faut faire un demi-tour. Moi je rabroue en lui faisant remarquer qu'il ne tourne pas quand je lui dis de tourner et que de toute façon, quand je lui indique le chemin, il me dit qu'il connaît la route.
 
Le lendemain, en plus, on s'aperçoit qu'on a oublié la luge. Fred commence à faire le compte de ce qu'il a perdu. Et comme il est très contrarié, il cherche un exutoire : moi. Il me reproche de ne pas l'aider beaucoup. De ne pas être vigilante. D'être un peu tête en l'air aussi.
 
Jeudi, nous allons à Plombières, station thermale. Fred remarque une boutique de jouets. En fait, c'est un fleuriste. Il s'émerveille sur chaque chose de la boutique et veut acheter des objets inutiles. Une chouette en bois, une poupée en porcelaine… pour faire des cadeaux à des gens qui ne lui en font jamais et qu'il n'est même pas sûr de voir... Je ne comprends pas trop cette manie de vouloir acheter sans arrêt des choses partout où on s'arrête, qu'importe le prix. Quinze euros par ci, quinze euros par là… À plombières, il perd son porte-monnaie qu'il vient tout juste de s'acheter je ne sais plus où. Est-ce un message ?
 
Vendredi, on va à Colmar voir le marché de Noël. Un des plus beaux d'Europe, paraît-il.
 
Arrivés à Colmar, on espère que c'est le pire parmi les plus beaux, car sinon, cela laisse peu d'espoir aux autres. Il commence donc à critiquer le marché de Noël. C'est nul, aucun intérêt. Il passe en trombes devant les cahutes, m'entraînant avec lui, sans même nous laisser le temps d'apercevoir ce qui est vendu. Et puis, il voit qu'il y a un musée qui propose une exposition de retables de Dürer et contemporains. Notre marche effrénée poursuit alors un but qui est de trouver coûte que coûte ce fameux musée. Lui fonce devant, et moi je commence à traîner la patte, derrière. Le marché de Noël file comme une vague surimpression accompagnant notre course vers un objectif supérieur. Nous arrivons au musée, lui, fou de joie, moi, morose.
 
Et finalement, j'étais presque prête à le suivre dans sa croisade contre le mercantilisme aveuglant des marchés de Noël jusqu'à ce que j'apprenne que pour seulement mettre un pied dans le musée, il nous en coûterait huit euros. J'abdique. Déjà que je n'étais pas venue ici pour voir une exposition de peintures, encore moins des peintures de calvaires (un signe ?) qui respirent la tristesse et la dépression, mais un marché de Noël, et il m'en coûterait pécule en plus… non. Heureusement pour moi, le musée ferme dans trente minutes. Le portier nous déconseille de rentrer maintenant mais plutôt de revenir un autre jour. Tout concourt donc à nous dissuader et j'espère que Fred se ralliera finalement à ma cause, mais non. J'aurais pu me douter que la question de l'argent n'influerait pas sur sa décision, mais que même le peu de temps pour visiter l'exposition n'ait aucune influence me paraît inquiétant. S'agît-il alors d'une question de vie ou de mort, qu'il visitât cette exposition ? Je me le demande. Il insiste tellement, arguant que je ne m'intéresse à rien, essayant de me faire me trouver sotte de préférer voir un marché de Noël plutôt que des peintures morbides de grands maîtres, et je sens en lui une ferveur telle qu'il serait prêt à donner sa vie pour défendre cette exposition, alors je lui sors huit euros, je les lui mets dans les mains en lui disant qu'on se retrouve dans trente minutes à la sortie de l'expo.
 
L'assurance d'avoir échappé à tous ces calvaires me garantit que j'en ai bien évité un autre : un chemin de croix avec les commentaires frelatés de Fred.
 
J'oublie vite cette idée et profite de ce répit pour m'alléger un peu l'esprit. Je fais le tour des cahutes du marché de Noël et dépense mes huit euros en achetant des étoiles à la cannelle et autres gourmandises à partager plus tard avec les miens. Au moment de retrouver Fred, je me dirige vers l'entrée du musée, mais elle est fermée. Je continue donc jusqu'à la voiture, mais personne, alors je rebrousse chemin jusqu'à l'église qui sert de musée et voit Fred me dépasser, en trombes, sans me voir. Je commence à me dire que c'est un gag, que je vais me réveiller, que j'ai fait un mauvais rêve. Je le rejoins ; il n'est pas loin, il frappe tant qu'il peut à la porte de l'église, non sans que son comportement ne paraisse un peu étrange aux gens qui nous entourent. Il voulait acheter le livre de l'exposition pour son père et était sorti chercher de l'argent au distributeur, mais le temps qu'il revienne, le musée avait fermé. Il peste devant la porte contre les gens à qui il avait demandé d'attendre qu'il revienne. Et franchement, je ne sais plus quoi penser, vu son niveau de crédibilité lorsqu'il s'agit de se dépêcher. Mais bon, nous patientons quand même une bonne dizaine de minutes devant la porte, le temps que Fred se calme et que peut-être, avec un peu de chance les gens ressortent par là. Mais non.
 
Heureusement qu'il y a la nuit. La douce nuit qui apaise tout et qui permet de remettre les compteurs à zéro. Je n'ai jamais autant compris cette phrase que pendant ce séjour avec Fred dans les Vosges : chaque jour est un nouveau départ.
 
Le lendemain, d'ailleurs, nous partons. Et avec le départ, de nouvelles occasions de découvrir le niveau d'angoisse de mon Fred. Le grand ménage doit être fait avant dix heures. Mais mon Fred des Vosges, animal procrastinateur et très susceptible en est fort aise de secouer les couettes et de vider le placard du dehors, alors que je me bats avec l'aspirateur, la serpillière, les plaques de cuisson, le frigo, la salle de bain et j'en passe. Bien m'en soit fait de ne pas le lui faire remarquer car il est déjà si fier d'avoir fait tout ça. Et là, j'explose. Une féroce envie de lui botter le cul. On arrive chez nos loueurs un peu tendus, mais le génépi passe bien quand même, trop bien, même.
 
On part, presque soulagés, mais avec quand même un petit nœud au ventre. Celui d'avoir réussi à passer cette semaine ensemble, malgré nos personnalités dissonantes et nos incompatibilités d'humeur. Pendant le voyage, on s'excuse, on se pardonne, on s'explique. On ne veut garder que le meilleur : les paysages de cartes postales, les descentes de luge, les bons petits repas, notre journée de ski, le plaisir de voir Alia se rouler dans la neige… et on remercie l'autre d'avoir été ce quelqu'un avec qui partager ces moments de répit dans nos dépressions respectives…
 
Merci Fred.
 
Un appel sur le portable de Fred. Il a oublié de rendre les clés du chalet.
 
Nous les laisserons à la ferme du coin où nous achèterons de délicieux munsters…


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